Gérard Bonnin

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         La raison d’un ouvrage consacré aux peintres Henri et René de Saint-Delis ? Pour partie, une tenace imbibition de jeunesse. Mais un intérêt aussi pour tous les remuements dans l’histoire de la peinture à la charnière du XIXème et du XXème siècle. Et puis la résolution d’écrire s’est installée à partir de questionnements divers venus dans un ordre que ma mémoire mélange. 

 

         Interrogation d’abord sur le poids des maîtres dans les écoles des Beaux-Arts. J’avais longtemps pensé, avec Edward Gibbon, que « La puissance de l’instruction est rarement de grande efficacité à l’exception de ces dispositions heureuses où elle est pratiquement superflue ». Et pourtant, ce sont deux pédagogues insolites, Gustave Moreau (1826 – 1898) à Paris et Charles Lhullier (1824 – 1898) au Havre, qui ont guidé les premiers pas de peintres parmi les plus consistants et les plus fameux de l’époque. L’ouvrage aborde naturellement ce rapport à l’éducation, laquelle déborde amplement l’instruction.

 

         Et puis un autre champ de réflexion. Comment se construit la renommée ? Comment une œuvre survit-elle au temps ? Il y a certes les visionnaires vrais qui portent une manière nouvelle de voir le mystère d’être. Abondent immanquablement, on le sait, ceux qui cherchent très tôt l’encens qui servira leur gloire, et qui n’hésitent pas à se prosterner à trois genoux devant des mercantis habiles. D’autres enfin, sincères et forts, œuvrent sans bruit, se contentant momentanément des chapelles latérales de l’Art. Il arrive que leur mérite saute aux yeux (et aux idées), et l’on pense aux vers d’Albert Samain quand il évoque ceux qui gravissent l’avenir en « ne voulant pas boire aux écuelles vides ».

 

         Mais, à côté de ces questions, en surgissent plusieurs autres. Sont-ce les artistes qui font l’Histoire de l’Art, ou bien l’Histoire de l’Art qui fait les artistes, les reconnaît, les perpétue ou bien les écarte ? En Art, est-il admissible parler de progrès (ou de déclin) ? Aby Warburg soulignait le poids des survivances et des rémanences en peinture, l’inévitable marque du passé donc, mais qui s’entremêle avec le rêve d’anticiper le futur. Et ce passé lui-même reçoit le sceau du présent, confirmant ainsi que la perception esthétique est évolutive, les formes rescapées pouvant fort bien avoir transmué leur sens. L’Art est toujours en chemin vers ce qu’il est pour nous aujourd’hui. 

 

         Alors, à revoir les œuvres de Henri et René de Saint-Delis, s’installe et s’affermit l’idée qu’après avoir traversé un siècle, elles resteront des parts fécondes de l’histoire de la peinture. Les deux frères se sont consacrés à la beauté usque ad mortem, abordant chacun à sa manière l’éternelle question de l’espace et du temps. Avec sa griffe puissante, Henri, qui veut parler de durée, ne réduit jamais une œuvre au sujet. S’y dissimule toujours une présence sur fond d’absence, et l’invisible qui nous fait signe. Son style est original, étonnant et inimitable. Quant à René, il est lumineux comme la vérité. Dans ses tableaux, le rapport entre le signifiant et le signifié paraît assez limpide, mais son art subtil, polysémique, bâti sur un mode futur-antérieur, pose le rapport essentiel du l’apparence à l’être. Henri et René sont modernes, au sens bien sûr où ils n’ont jamais versé dans le pittoresque, modernes encore car ils ont dit la lumière comme métonymie de quelque désir ou de quelque idéal.

 

         J’ai construit ce livre dans le souci d’un rapport au temps mais loin d’un sévère déroulement événementiel, et plus loin encore de l’agrégation de coupures de presse façon vilaine rhapsodie. J’ai voulu le faire à la fois en historien et en conteur, mais en écartant toute fiction. Il s’agissait de livrer un texte en conspiration avec le travail de ces deux grands peintres. Pour cela, je me suis enfoncé picturalement et socialement au fond du XXème siècle, et l’expérience ne fut pas désagréable.